FLEURS DU MAL
CIX
LA DESTRUCTION
Sans cesse à mes côtés s'agite le
Démon;
Il nage autour de moi comme un air
impalpable;
Je l'avale et le sens qui brûle mon
poumon
Et l'emplit d'un désir éternel et
coupable.
Parfois il prend, sachant mon grand
amour de l'Art,
La forme de la plus séduisante des
femmes,
Et, sous de spécieux prétextes de
cafard,
Accoutume ma lèvre à des philtres
infâmes.
Il me conduit ainsi, loin du regard
de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au
milieu
Des plaines de l'Ennui, profondes et
désertes,
Et jette dans mes yeux pleins de
confusion
Des vêtements souillés, des blessures
ouvertes,
Et l'appareil sanglant de la
Destruction!
русский
CX
UNE MARTYRE
DESSIN D'UN MAÎTRE
INCONNU
Au milieu des flacons, des étoffes
lamées
Et des meubles voluptueux,
Des marbres, des tableaux, des robes
parfumées
Qui traînent à plis somptueux,
Dans une chambre tiède où, comme en
une serre,
L'air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourants dans leurs
cercueils de verre
Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tête épanche, comme
un fleuve,
Sur l'oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la
toile s'abreuve
Avec l'avidité d'un pré.
Semblable aux visions pâles
qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière
sombre
Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une
renoncule,
Repose; et, vide de pensers,
Un regard vague et blanc comme le
crépuscule
S'échappe des yeux révulsés.
Sur le lit, le tronc nu sans
scrupules étale
Dans le plus complet abandon
La secrète splendeur et la beauté
fatale
Dont la nature lui fit don;
Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à
la jambe,
Comme un souvenir est resté;
La jarretière, ainsi qu'un œil secret
qui flambe,
Darde un regard diamanté.
Le singulier aspect de cette solitude
Et d'un grand portrait langoureux,
Aux yeux provocateurs comme son
attitude,
Révèle un amour ténébreux,
Une coupable joie et des fêtes
étranges
Pleines de baisers infernaux,
Dont se réjouissait l'essaim des
mauvais anges
Nageant dans les plis des rideaux;
Et cependant, à voir la maigreur
élégante
De l'épaule au contour heurté,
La hanche un peu pointue et la taille
fringante
Ainsi qu'un reptile irrité,
Elle est bien jeune encore! –
son âme exaspérée
Et ses sens par l'ennui mordus
S'étaient-ils entr'ouverts à la meute
altérée
Des désirs errants et perdus?
L'homme vindicatif que tu n'as pu,
vivante,
Malgré tant d'amour, assouvir,
Combla-t-il sur ta chair inerte et
complaisante
L'immensité de son désir?
Réponds, cadavre impur! Et par tes
tresses roides
Te soulevant d'un bras fiévreux,
Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur
tes dents froides
Collé les suprêmes adieux?
– Loin du monde railleur, loin
de la foule impure,
Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, étrange
créature,
Dans ton tombeau mystérieux;
Ton époux court le monde, et ta forme
immortelle
Veille près de lui quand il dort;
Autant que toi sans doute il te sera
fidèle,
Et constant jusques à la mort.
русский
CXI
FEMMES DAMNÉES
Comme un bétail pensif sur le sable
couchées,
Elles tournent leurs yeux vers
l'horizon des mers,
Et leurs pieds se cherchent et leurs
mains rapprochées
Ont de douces langueurs et des
frissons amers.
Les unes, cœurs épris des longues
confidences,
Dans le fond des bosquets où jasent
les ruisseaux,
Vont épelant l'amour des craintives
enfances
Et creusent le bois vert des jeunes
arbrisseaux;
D'autres, comme des sœurs, marchent
lentes et graves
À travers les rochers pleins
d'apparitions,
Où Saint Antoine a vu surgir comme
des laves
Les seins nus et pourprés de ses
tentations;
Il en est, aux lueurs des résines
croulantes,
Qui dans le creux muet des vieux
antres païens
T'appellent au secours de leurs
fièvres hurlantes,
Ô Bacchus, endormeur des remords
anciens!
Et d'autres, dont la gorge aime les
scapulaires,
Qui, recelant un fouet sous leurs
longs vêtements,
Mêlent, dans le bois sombre et les
nuits solitaires,
L'écume du plaisir aux larmes des
tourments.
Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô
martyres,
De la réalité grands esprits contempteurs,
Chercheuses d'infini, dévotes et
satyres,
Tantôt pleines de cris, tantôt
pleines de pleurs,
Vous que dans votre enfer mon âme a
poursuivies,
Pauvres sœurs, je vous aime autant
que je vous plains,
Pour vos mornes douleurs, vos soifs
inassouvies,
Et les urnes d'amour dont vos grands
cœurs sont pleins!
русский
CXII
LES DEUX BONNES SŒURS
La Débauche et la Mort sont deux
aimables filles,
Prodigues de baisers et riches de
santé,
Dont le flanc toujours vierge et
drapé de guenilles
Sous l'éternel labeur n'a jamais
enfanté.
Au poète sinistre, ennemi des
familles,
Favori de l'enfer, courtisan mal
renté,
Tombeaux et lupanars montrent sous
leurs charmilles
Un lit que le remords n'a jamais
fréquenté.
Et la bière et l'alcôve en blasphèmes
fécondes
Nous offrent tour à tour, comme deux
bonnes sœurs,
De terribles plaisirs et d'affreuses
douceurs.
Quand veux-tu m'enterrer, Débauche
aux bras immondes?
Ô Mort, quand viendras-tu, sa rivale
en attraits,
Sur ses myrtes infects enter tes
noirs cyprès?
русский
CXIII
LA FONTAINE DE SANG
Il me semble parfois que mon sang
coule à flots,
Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques
sanglots.
Je l'entends bien qui coule avec un
long murmure,
Mais je me tâte en vain pour trouver
la blessure.
À travers la cité, comme dans un
champ clos,
Il s'en va, transformant les pavés en
îlots,
Désaltérant la soif de chaque
créature,
Et partout colorant en rouge la
nature.
J'ai demandé souvent à des vins
captieux
D'endormir pour un jour la terreur
qui me mine;
Le vin rend œil plus clair et
l'oreille plus fine!
J'ai cherché dans l'amour un sommeil
oublieux;
Mais l'amour n'est pour moi qu'un
matelas d'aiguilles
Fait pour donner à boire à ces
cruelles filles!
русский
CXIV
ALLÉGORIE
C'est une femme belle et de riche
encolure,
Qui laisse dans son vin traîner sa
chevelure.
Les griffes de l'amour, les poisons
du tripot,
Tout glisse et tout s'émousse au
granit de sa peau.
Elle rit à la Mort et nargue la
Débauche,
Ces monstres dont la main, qui
toujours gratte et fauche,
Dans ses jeux destructeurs a pourtant
respecté
De ce corps ferme et droit la rude
majesté.
Elle marche en déesse et repose en
sultane;
Elle a dans le plaisir la foi
mahométane,
Et dans ses bras ouverts, que
remplissent ses seins,
Elle appelle des yeux la race des
humains.
Elle croit, elle sait, cette vierge
inféconde
Et pourtant nécessaire à la marche du
monde,
Que la beauté du corps est un sublime
don
Qui de toute infamie arrache le
pardon.
Elle ignore l'Enfer comme le
Purgatoire,
Et quand l'heure viendra d'entrer
dans la Nuit noire,
Elle regardera la face de la Mort,
Ainsi qu'un nouveau-né, - sans haine
et sans remord.
русский
CXV
LA BÉATRICE
Dans des terrains cendreux, calcinés,
sans verdure,
Comme je me plaignais un jour à la
nature,
Et que de ma pensée, en vaguant au
hasard,
J'aiguisais lentement sur mon cœur le
poignard,
Je vis en plein midi descendre sur ma
tête
Un nuage funèbre et gros d'une
tempête,
Qui portait un troupeau de démons
vicieux,
Semblables à des nains cruels et
curieux.
À me considérer froidement ils se mirent,
Et, comme des passants sur un fou
qu'ils admirent,
Je les entendis rire et chuchoter
entre eux,
En échangeant maint signe et maint
clignement d'yeux:
– "Contemplons à loisir
cette caricature
Et cette ombre d'Hamlet imitant sa
posture,
Le regard indécis et les cheveux au
vent.
N'est-ce pas grand'pitié de voir ce
bon vivant,
Ce gueux, cet histrion en vacances,
ce drôle,
Parce qu'il sait jouer artistement
son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses
douleurs
Les aigles, les grillons, les
ruisseaux et les fleurs,
Et même à nous, auteurs de ces
vieilles rubriques,
Réciter en hurlant ses tirades
publiques?"
J'aurais pu (mon orgueil aussi haut
que les monts
Domine la nuée et le cri des démons)
Détourner simplement ma tête
souveraine,
Si je n'eusse pas vu parmi leur
troupe obscène,
Crime qui n'a pas fait chanceler le
soleil!
La reine de mon cœur au regard
nonpareil,
Qui riait avec eux de ma sombre
détresse
Et leur versait parfois quelque sale
caresse.
русский
CXVI
UN VOYAGE À CYTHÈRE
Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait
tout joyeux
Et planait librement à l'entour des
cordages;
Le navire roulait sous un ciel sans
nuages,
Comme un ange enivré d'un soleil
radieux.
Quelle est cette île triste et
noire? – C'est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les
chansons,
Eldorado banal de tous les vieux
garçons.
Regardez, après tout, c'est une
pauvre terre.
– Île des doux secrets et des
fêtes du cœur!
De l'antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un
arôme,
Et charge les esprits d'amour et de
langueur.
Belle île aux myrtes verts, pleine de
fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin
de roses
Ou le roucoulement éternel d'un
ramier!
– Cythère n'était plus qu'un
terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des
cris aigres.
J'entrevoyais pourtant un objet
singulier!
Ce n'était pas un temple aux ombres
bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des
fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes
chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises
passagères;
Mais voilà qu'en rasant la côte
d'assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos
voiles blanches,
Nous vîmes que c'était un gibet à
trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme
un cyprès.
De féroces oiseaux perchés sur leur
pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà
mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son
bec impur
Dans tous les coins saignants de
cette pourriture;
Les yeux étaient deux trous, et du
ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient
sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses
délices,
L'avaient à coups de bec absolument
châtré.
Sous les pieds, un troupeau de jaloux
quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et
rôdait;
Une plus grande bête au milieu
s'agitait
Comme un exécuteur entouré de ses
aides.
Habitant de Cythère, enfant d'un ciel
si beau,
Silencieusement tu souffrais ces
insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t'ont interdit le
tombeau.
Ridicule pendu, tes douleurs sont les
miennes!
Je sentis, à l'aspect de tes membres
flottants,
Comme un vomissement, remonter vers
mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs
anciennes;
Devant toi, pauvre diable au souvenir
si cher,
J'ai senti tous les becs et toutes
les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des
panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma
chair.
– Le ciel était charmant, la mer
était unie;
Pour moi tout était noir et sanglant
désormais,
Hélas! Et j'avais, comme en un suaire
épais,
Le cœur enseveli dans cette
allégorie.
Dans ton île, ô Vénus! Je n'ai trouvé
debout
Qu'un gibet symbolique où pendait mon
image…
– Ah! Seigneur! Donnez-moi la
force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps
sans dégoût!
русский
CXVII
L'AMOUR ET LE CRÂNE
VIEUX CUL-DE-LAMPE.
L'amour est assis sur le crâne
De l'Humanité,
Et sur ce trône le profane
Au rire effronté,
Souffle gaiement des bulles rondes
Qui montent dans l'air,
Comme pour rejoindre les mondes
Au fond de l'éther.
Le globe lumineux et frêle
Prend un grand essor,
Crève et crache son âme grêle
Comme un songe d'or.
J'entends le crâne à chaque bulle
Prier et gémir:
– "Ce jeu féroce et
ridicule,
Quand doit-il finir?
Car ce que ta bouche cruelle
Éparpille en l'air,
Monstre assassin, c'est ma cervelle,
Mon sang et ma chair!"
русский
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